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Mai 2024

Les doigts coupés, une anthropologie féministe

Paola Tabet est une sociologue italienne renommée, spécialisée dans l'étude des rapports de genre et des relations sociales. Elle est particulièrement connue pour ses travaux sur la théorie féministe, la famille, la sexualité et la violence contre les femmes. Le livre "Les doigts coupés. Une anthropologie féministe" rassemble trois textes et un entretien de l’anthropologue italienne abordant sous l’angle des rapports de classe, les relations entre les hommes et les femmes.

La thèse principale dans ce livre est qu'il n'y a pas d’opposition binaire entre mariage et prostitution, ce sont toujours des échanges économico-sexuels. Il existe d'ailleurs suffisamment d’éléments communs (contrat de mariage, les services rendus, leur durée…) entre ces types de liens. Elle rappelle « qu’il n’y a aucun critère universellement accepté pour définir la putain ». En s’appuyant sur une très large littérature anthropologique traitant d’exemples africains, océaniens ou encore d’Amérique centrale et sur son propre terrain auprès de prostituées de Niamey, Paola Tabet considère que les « différentes définitions de la prostitution constituent un discours sur l’usage légitime et l’usage illégitime qui peut être fait du corps des femmes ».

Ce qui relève de la dépravation dans tel lieu est qualifié de comportement normal dans un autre. Et inversement. Par exemple, chez les Trobriand, une jeune fille reçoit systématiquement un don pour service rendu après avoir passé la nuit avec un homme. « Dans beaucoup de sociétés, il est tout à fait évident (et mis en évidence par les travaux ethnologiques) que toutes les relations sexuelles tendent à se caractériser par des transactions économiques ».

Paola Tabet souligne que si cela ne semble pas poser de problèmes lorsqu’il s’applique aux autres sociétés – qu’on les appelle exotiques, éloignées ou traditionnelles –, cela dérange quand il est décliné aux cas occidentaux. D'ailleurs, aussi bien en Europe qu'en Amérique du Nord, les femmes ont longtemps été dépendantes économiquement de leur mari quand elles ne le demeurent pas. Les travaux de Viviana Zelider montrent qu’aux États-Unis, les transactions d’ordre économique sont omniprésentes dans les rapports personnels impliquant la sexualité : fiançailles, mariage, concubinage ou encore flirt. Elle en conclut donc que ces échanges, là-bas non plus, ne sont pas stigmatisés, puisqu’ils constituent la structure fondamentale de l’ordre social de la société.

Chez les Dugurn Dani de Nouvelle-Guinée, les proches d’un défunt offrent lors des cérémonies des porcs ou des présents. Lorsqu’un homme ne peut honorer ce don, alors une de ses filles, âgée de 2 à 6 ans, est choisie pour que lui soit coupé à la hache un de ses doigts. « C’est ainsi que sur cent vingt femmes environ, seules deux n’étaient pas mutilées ». Mais, précise l’auteure, le pouce et les deux premiers doigts sont épargnés afin de permettre à la fillette de continuer à travailler. On pense aussi aux mutilations sexuelles ou aux viols collectifs dans le Pacifique ou à New York, censés calmer la libido féminine.

La violence, rappelle Paola Tabet, peut être aussi exercée à titre individuel comme sur ces « femmes libres » (divorcées, veuves ou célibataires), de Niamey ou encore de Nairobi qui fuient leur village et la fureur domestique pour se prostituer en ville, obtenant ainsi une autonomie financière, une liberté n’ayant comme seule ressource que leur corps. Aucun pays n’est épargné par les violences domestiques et notamment conjugales.

Là, encore l’auteur souligne la différence d’interprétation quand les actes ont lieu chez nous. On parle alors de crimes passionnels, de faits divers isolés avec des explications psychologisantes. Mais, « quand, au contraire, il s’agit de faits commis par des Africains, des Maghrébins, en Italie ou dans d’autres pays d’Europe, ou de faits survenus en Afrique, dans des pays arabes ou enfin extra-européens, alors le cliché change : c’est “leur culture”, intolérante, violente… ».

La seconde hypothèse de Paola Tabet, susceptible d’expliquer la situation de soumission dans laquelle se trouvent les femmes se logerait dans la domination technique et donc économique des hommes. Elle montre que les femmes sont sous-équipées, cantonnées à des tâches pénibles et répétitives et n’ont pas accès aux outils ni aux techniques les plus élaborés. Par exemple lorsque les villageoises utilisent le pilon, les hommes se servent d’une charrue, quand les premières font du tissage vertical, les seconds utilisent un métier à pédales… Les hommes « possèdent le contrôle de la force », interdisant l’accès aux armes notamment de chasse ou de pêche. Les femmes n’ont donc pas le même accès à l’alimentation qu’eux et s’en trouvent dépendantes.

Ce livre explore les pratiques de mutilation des femmes dans différentes sociétés à travers une perspective anthropologique et féministe. Elle examine les facteurs culturels, sociaux et historiques qui sous-tendent ces pratiques, mettant en lumière les inégalités de genre et les formes de domination qui les accompagnent. Le titre fait référence à une pratique de mutilation des doigts de certaines femmes dans certaines cultures, mais le livre aborde également d'autres formes de violence et de contrôle exercées sur les femmes à travers le monde.

Paola Tabet parvient à démystifier ces pratiques en les replaçant dans leur contexte culturel, social et historique. Son travail met en lumière les inégalités de genre profondément enracinées qui sous-tendent ces formes de violence tout en démontrant la lutte des femmes contre ces oppressions.

Ce livre est une contribution importante aux études féministes ce qui en fait une lecture incontournable pour quiconque s'intéresse aux questions de genre, de pouvoir et de justice sociale. Ce livre de Paola Tabet est disponible aux éditions "La dispute"

A.R Mai 2024

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